Femme de lettres romande, Mousse Boulanger s'est éteinte à 96 ans

C'est tout à fait injuste, mais dans mon pays, la Suisse, une femme trouve plus difficilement sa place et sa reconnaissance. Ajoutez-y ma passion vitale: la poésie, et on aura tout dit. Alors, permettez-moi de vous dire, à titre posthume, deux ou trois choses sur ma vie, non pas mon œuvre, pourtant très abondante, mais ce que j'ai réalisé avec les mots pour célébrer le monde et honorer les mots des autres. Et puis n'oublions pas la radio, l'émetteur de Sottens, puis Radio Suisse Romande où j'ai éveillé durant des décennies les auditeurs à la poésie avec mon complice et mon époux, Pierre Boulanger, dont j'ai adopté le pseudonyme.

D'abord, il y a mon drôle de prénom, Mousse, que je me suis donnée pour attendrir le vrai, Berthe, née à Boncourt dans le Jura le 3 novembre 1926 dans la famille Neuenschwander. De ma terre natale, je garderai longtemps sa couleur bordeaux et c'est devenu d'ailleurs mon nectar préféré. Et puis, nous vivions à la frontière franco-suisse et cette ouverture sur la France ne s'est jamais tarie, surtout pas durant notre confinement entre 1939 et 1945.

Une famille paysanne

Famille paysanne de propriétaires terriens, ma tante et mes oncles, tous célibataires, possédaient des chevaux Franches-Montagnes que nous allions baigner le dimanche dans la rivière, je volais, je planais quand ils nageaient dans des creux. J'en ai conservé le goût du jardinage, des semenceaux et des racines.

Et puis celui de la révolte contre les injustices du monde, les horreurs de la guerre dont nous entendions les échos à la radio dans mon adolescence. Grâce à d’épatants enseignants à Porrentruy à l’École secondaire puis au Collège, j’ai découvert les poètes et le théâtre. Rencontres décisives avec le rythme des mots, leur élan, leur force. Péguy, Anna de Noailles et puis, bien sûr, Baudelaire, découverte fantastique. Et mon voyage à Cambridge, en nurse, m'a fait vibrer pour le théâtre shakespearien que jouaient divinement en plein air Vivien Leigh et Laurence Olivier.

Vocation de troubadour

De retour en Suisse, devenue secrétaire trilingue à Bienne, j'ai commencé à faire du théâtre en amatrice avec des étudiants. Passion poursuivie dès 1953 à Genève dans l'association Connaître que j'ai créée et qui nous faisait jouer avec la comédienne Germaine Tournier et le comédien Jean Hort, voix bien connues du Radio-Théâtre au studio de Radio-Genève. Sans compter les artistes en tournée comme Gérard Philipe qui ne parlait que d'engagement dans l'art en fumant cigarette sur cigarette.

Ma rencontre avec le comédien suisse Pierre Hostetter, Pierre Boulanger de son nom d'artiste, a illuminé ma vie et décidé de la suite du parcours. On s'est dit "tu" d'emblée, un vrai coup de foudre.

Mon autre coup de foudre a toujours été la poésie dans le sillage des surréalistes: Eluard, Desnos et Aragon et puis, celui qui les a réunis plus tard durant la Deuxième Guerre mondiale, Pierre Seghers, éditeur mais aussi poète qui m'a beaucoup touchée, car il s'adressait à tout le monde. Dans cet élan, je suis devenue "diseuse" de poésie, non par des récitals, mais de véritables spectacles sur un thème: la guerre, l'école, le printemps, etc, à la manière des troubadours d'autrefois qui rendaient la poésie vivante. Le mot pour le mot et l'image, car la poésie, c'est le langage de l'image. Par la suite, j'ai animé des centaines d'initiations à la poésie pour les élèves de Suisse romande pour déclencher en eux ce goût des mots.

Un poème d'Aragon résume tout ce que je suis, tout ce que je pense:

J’entends, j’entends

La voix des ondes

De 1956 à 1978 en fin de soirée, j'ai parlé et dit de la poésie de tous continents, de tous les genres avec Pierre Boulanger sur les ondes de Sottens, puis Radio Suisse Romande durant plus de vingt ans. Notre rendez-vous vespéral dès 22h45 donnait vie et parole à cette expression vitale, par la poésie, qui grâce à nous, a trouvé place en radio à côté des émissions littéraires. Contribution qui augmentait notre passion transmise par nos tournées de spectacles.

J'ai aussi lancé une émission d'été pour les jeunes auditeurs "Collection Jeunesse" dans les années 1960 avec Patrick Bron, toujours sur Radio Suisse Romande, et ce fut l'un des plus jours de ma vie.

>> A voir, le tournage sur une émission d'été de Radio-Lausanne "Collection Jeunesse" pour les enfants – Madame TV 6 décembre 1969 :

Impossible d'établir le bilan des centaines d'entretiens que j'ai donné en radio jusqu'à ma retraite en 1990. Les archives de RTS en recensent des pages et des pages, de la poésie populaire aux thèmes plus pointus.

Un ami, Henri Corbat, l'a dit mieux que moi: "Rencontrer Mousse Boulanger (la poétesse, la comédienne, la journaliste), c'est sentir un peu de bonheur du monde. Qu'on l'approche par ses livres (une trentaine à ce jour), par ses récitals poétiques (donnés dans d'innombrables pays) ou simplement en frappant à la porte de sa maison de Mézières (Vaud, Suisse), le charme est identique. Le visage, les yeux, l'esprit: tout est mouvement chez Mousse Boulanger, rire et soudaine gravité."

A l'écoute du monde

En presque un siècle d'existence, de présence vivante, avec ou sans Pierre, je suis restée debout, à l'écoute du monde et de ses mots, sans lesquels il nous serait bien douloureux de vivre, du moins, moins intensément.

Et l'un de mes derniers plaisirs me fut offert par un jeune du Gymnase du Bugnon de Lausanne, Justin Müller, qui est venu me voir en avril 2019 pour retracer dans toute son écoute fraîche et attentionnée cet étonnant parcours de vie.

>> A écouter, Justin Müller à la rencontre de Mousse Boulanger à l'occasion du Printemps de la poésie 2019 :

RTS

Christian Ciocca/ld